1. LE CROSSAGE EN PLAINE
Le crossage remonterait au Moyen-Âge, à un jeu nommé la chole. Il se pratiquait surtout dans le Sud de la Belgique et le Nord de la France. Rien d'étonnant dès lors à ce que le jeu de crosse soit encore d'actualité de nos jours dans ces contrées.
Il se joue à travers champs, après le temps des cultures, essentiellement d'octobre à mars. Le but du jeu consiste à frapper individuellement sa balle en un minimum de coups d'un point de départ jusqu'à un but. Aujourd'hui ce but est constitué d'une planche de 18 à 20cm de largeur, haute de 1m80 à 2m. Par contre, la « choulette » par équipe ne se jouait que sur un seul parcours mais avec deux équipes, l'une « attaquant » et l'autre « défendant » : l'équipe attaquante jouait trois coups (les plus longs possible vers le but) et l'équipe défendante jouait (elle déchoulait) un coup (ou plusieurs selon les usages) mais en essayant de loger la balle dans un endroit impossible tel qu'une mare, une haie, un bosquet. La partie se déroulait en un temps déterminé et si les attaquants arrivaient au but, ils avaient gagné sinon, c'était l'équipe défendante qui gagnait et les perdants devaient payer les tournées de bière aux vainqueurs !
Les textes anciens attestent la présence de ce jeu en Europe, aux XIIIe et XIVe siècles, au travers de récits, d'anecdotes ou d'interdictions. On apprend par exemple que, le 8 juin 1332, le comte Guillaume de Hainaut dépensa quelque deniers à l'achat de choles.( Le Crossage au Pays vert par Gilbert SMET).
Chez nous, l'origine et l'engouement pour ce jeu populaire qu'est le crossage en plaine, se situerait vers le milieu du XVe siècle et serait lié à la chapelle de Saint-Antoine en Barbefosse à Havré. Voici pourquoi : à cette époque, sévissait dans nos régions un mal particulièrement redouté et qui fit pas mal de dommages : le feu de Saint-Antoine. Nom vulgaire pour désigner une certaine affection gangrèneuse très invalidante. Afin de conjurer cette maladie, il était conseillé d'aller prier dans une petite chapelle située dans le bois d'Havré.
2. LE CROSSAGE ET LA CHAPELLE DE ST-ANTOINE EN BARBEFOSSE
L’origine de cette chapelle est la suivante : des chevaliers hainuyers « miraculeusement » sauvés des Turcs lors du siège de l’île de Rhodes en 1352, grâce à l’intercession de ce saint, décidèrent, en guise de remerciement, de « fonder entre eux une fraternité et un dévot ordre », et de construire une chapelle en Hainaut qui lui soit dédiée où ils pourraient déposer les reliques qui leurs avaient été offertes à Constantinople. Le pape accéda à leur demande et approuva l’ordre chevaleresque. La construction de l'édifice eut lieu de 1389 à 1409. Par la suite, le lieu ayant été reconnu comme favorisant les guérisons lors des terribles épidémies du « mal des ardents » qui frappèrent le Hainaut de 1349 et 1382, une foule considérable accourut vers le petit oratoire, à un point tel qu'un prieuré et un hôpital (aujourd’hui disparus) y furent adjoints. Ce pèlerinage devint l'un des plus célèbres du pays.
En ces temps lointains ou les distractions étaient particulièrement rares. Comme le pèlerinage de Saint-Antoine en Barbefosse coïncidait avec la période de crossage en plaine, on allait à Saint-Antoine en crossant à travers champs et labours, chassant devant soi la soule de bois. Dès le XVe siècle déjà, on relève ce curieux pèlerinage mi-religieux et mi-folklorique qu amenait beaucoup de monde à Havré. Les crosseurs qui parvenaient à atteindre les premiers de leur soule la porte de la chapelle Saint-Antoine, étaient proclamés vainqueurs.
Les crosseurs d'autrefois, est-il encore rapporté, étaient parfois très démonstratifs et le bière aidant, il arrivait souvent que la crosse dépassa leurs pensées. Sur le chemin de la chapelle et ailleurs, les accidents et les rixes devenaient fréquents. Une pièce du greffe du baillage d'Havré datant de 1775 fait état de l'inquiétude des autorités du temps : « Les paysans avec leur « crochage » ; y était-il dit, brisent les vitres de la chapelle, personne n'ose plus y aller ». Ce fut alors, semble-t-il, que le maquet de bois fut substitué à la crosse ferrée.
3. LES AUTRES FORMES DE CROSSAGE Il ne faut pas confondre le crossage avec la pratique, à une certaine époque, du « mail » (mot dérivé de maillet) qui se jouait en rue avec une boule de bois, également appelée la soule. Dans nos contrées picardes, c'est-à-dire le nord de la France, le Hainaut, plus la Flandre, la pratique de ce jeu remonte au moins à 500 ans et est déjà abondamment illustrée dans les riches Heures du Duc Jean 1er de Berry, (1340-1416) et le Livre d'Heures de Marie de Bourgogne. Dans cette iconographie, on voit que le mail se pratiquait en hiver sur les places pavées, à l'intérieur de l'enceinte urbaine d'une ville, par deux équipes de quatre personnes parées de beaux atours, pourpoints, bonnets et poulaines, ce qui atteste que ce divertissement était aussi pratiqué par les bourgeois aisés. Il consistait à projeter une boule ou une grosse balle de bois au moyen d'un sabot emmanché et tenu à deux mains, vers une cible ressemblant à une haute quille effilée.
La tradition du mail exigeait que la balle soit fraîchement tournée, pour des raisons de sécurité, dans du bois tendre tel que peuplier ou le saule. Sous l'impulsion d'un Comité Crossage, ses dimensions tendirent à se standardiser au gabarit tourné de forme oblongue de 11 centimètres de haut pour 10 centimètres de diamètre. La fin de l'hiver a toujours été l'époque des coupes de taillis et de saules têtards. Avantageusement, la longue fibre du saule, sa souplesse et sa légèreté font de ce bois un excellent matériau apte à encaisser le choc de l'envol, à rouler et par son élasticité à favoriser les précieux rebonds.
4. LE CROSSAGE A L'TONNE
Cette forme est dérivée de la précédente mais se pratique dans les rues des villages. Le but est d’atteindre un tonnelet de bois ou tonne de bière disposé devant un débit de boisson, d'où l'appellation de "crossage à la tonne". Auparavant, le transport de liquides et plus particulièrement de la bière, boisson fabriquée dans tous les villages et les grosses fermes, se faisait à l'aide de fûts en bois qui ne manquaient donc pas pour la pratique de ce sport. Actuellement il est coutume d'user d'un fût à bière métallique, très bruyant à l'impact. Ajoutons que résultant peut-être de la popularité de ce jeu qui aurait tendance à simplifier les règles et le matériel, nos ancêtres employaient à vrai dire ce qu'ils trouvaient à portée de la main.
Le danger inhérent à ce jeu l’a fait interdire à maintes reprises. On connait déjà une ordonnance du roi Philippe V en 1319 interdisant le crossage en rue. En 1700, les crosseurs lillois sont chassés de la ville. LE CROSSAGE AU PAILLET
Dans la cour d’un café, les crosseurs tentent de faire tomber des prix emplumés disposés sur une herse (un peu comme dans le tir à l'arc). Le dernier lauréat est alors proclamé « roi ». Il s’agit surtout d’un jeu pratiqué lors des ducasses à l’ouest du Hainaut et plus particulièrement dans le Borinage.
5. LE MATÉRIEL DE CROSSAGE Pour pratiquer le crossage en plaine, la balle ou « soule » (que le patois désigne par "el chole") est faite de bois ; sa forme est toujours ovale, de 45mm de grand axe et 40mm pour le petit, mais parfois on joue avec des balles de tailles différentes selon la longueur du coup Au XVème siècle, les balles de bois furent remplacées par des balles de cuir contenant à l’intérieur des poils de veau. Mais à de nombreux endroits les premières continuèrent à être utilisées, jusqu’au XVIIème siècle. Plus récemment on a utilisé des balles en celluloïd ou encore en nylon.
Pour ce qui est des crosses, dès le XVème siècle, apparaissent les instruments à tête de fer et de plomb, plus résistantes que celles à tête de bois. Aujourd’hui, elle est constituée d'un manche (le fût) le plus souvent en bois de hêtre terminé à l'une des extrémités par un "fer". Cette tête métallique possède deux parties : le plat qui frappe la soule lorsque celle-ci est bien placée sur le sol et le pic qui, par sa forme arquée, permet de sortir la soule des ornières ou la soulever plus haut. L'autre extrémité de la crosse forme la poignée (le manche). Autrefois en corde de chanvre, elle est aujourd'hui garnie de lamelles de caoutchouc ou de cuir.
Pour le jeu de mail, la crosse (ou « macroche ») ou maillet (ou makés mais aussi appelé chez nous "rabot") n'a guère évolué depuis l'ère bourguignonne du XIVe siècle. Un long manche, permettant la saisie des deux mains, est terminé par une tête en forme de sabot de bois massif, dont l'emmanchement est légèrement incliné par rapport à l'axe vertical du sabot pour permettre la tenue et la frappe face au "choleux". Tout comme les manches des outils aratoires, celui du rabot est en frêne, dont les longues fibres élastiques amortiront l'impact du sabot contre la chole. La crosse a souvent été réduite à sa plus simple expression; un manche de bois, choisi dans une branche munie d'un coude naturel et taillée au couteau faisait souvent l'affaire. La tête façonnée comme un sabot est tirée d'un bois plus dur, traditionnellement le chêne ou le frêne, et arrondie au bas; l'avant du rabot est échancré d'un bec pour permettre la levée de la chole lorsque cette dernière reste coincée contre la bordure d'un trottoir.
(à suivre)
6. LES CROCHEUX
Le 17 janvier, fête de la Saint-Antoine, de grand matin, les joueurs de crosse se rassemblent dans leurs quartiers respectifs. Ils ont revêtu le costume traditionnel : blouse de toile bleue, foulard rouge, et coiffé la haute casquette de soie noire ; tambour battant, portant la crosse sur l'épaule, ils vont par rang de deux, jouter dans la campagne voisine. L'heureux vainqueur reçoit en récompense la balle d'argent, trophée qui prendra place dans les reliques familiales.
Après la lutte, les crosseurs se réunissent en agapes dans l'une ou l'autre vieille auberge pour manger de la gibelotte de lapin réservée à ce jour de fête. Les mauvaise langues, il en est partout, prétendent qu'il faut surveiller en cette quinzaine de janvier, les matous et leurs compagnes, car plus d'un disparaîtrait et servirait à la confection de la gibelotte. Mais ce sont des on-dit...
Là-ci commint c' qué ça dalloit :
Tous les ans, après l' Toussaint, on comminche à crocher,
Julie est bé placée avé s' cabaret,
Tout au bord des camps.
C'est souvent dé d 'là qu'on démarre
L' tonne est là, bé mise, dèssus l' trottwar dé d'vant,
A tois caups d' révoyage, c'est là qu'on prind l' départ,
Sept, huit équipes, tous les diminches après dein.ner,
C'est co des nouviaux clients pôu l' cabaret.
L' partie démarrée, c'est l' gros François qui tape
Pou l' prumier caup il a mis enn' cholette dé s' tape,
Pou l'deuxième caup, l' cholette t' à baquet,
Là on va mett' ein carme (balle en bois de charme) ou bé on n' y arriv'ra nié,
Savez, des cholettes ; ess' n'est nié ça qui manque
L' seyau est tout plein , y d' a bé enn' pétite mante.
Des siennes in carme, in buis, in foyaux (hêtre)
Il in a à peu pré d' tous les sortes in dur bos.
L' toisième caup il arrive à pature,
Tant mieux pou l' rinvoyeu, avé enn' cholette bé dur,
I va li arprinde deux caups èyé l'armett' à baquet
I faut intinde François, comme el diâpe ess' démeiner.
I crie tellemint si fort è timpêtant
On intind pus foc li au mitant des camps.
Eyé ça roule comme ça jusqu'à l' tombée du soir,
Enn' dizaine dé parties jwées, èyé l' tonne buquée bé fort.
Enn' saquante dé pintes de bières mises à place,
On in r'boit co ieune, il a co dé l' place.
L' croche pa d'zus s' n' espale, avé l' sèyau d' cholettes,
S' feimme viét l'arquère : «Eyé t' arviés ? Tu n' es jamée prett,
D'main, i faut d'aller à fosse », l' y dit Toinette.
Arêtt' té, c'est l' avant dernière,
Eyé puss... Jé n' m' in r'vas nié co.
(Poésie d'après Florian Duc dans « Dé c'temps-là, Julie... Juliette »)
S'il a des saints déssus la terre
Qu'ont capougné l' or pa monciaux,
I d' a des siens qu'ont vi dins l' misère
Comme Saint-Antoène qui n' avoit qu' es pourciau
Mais s'il a vi dins l'abstinence
Eié dins l' respect, d' es pourciau,
C' n' est nié n' raison pou no r'serrer no panse,
Ouais, Saint-Antoène es t' ein jour qu'est biau.
En choeur :
Á Saint-Antoène, on va crocher
Avec enn' soule et ei maquet...
(Chanson populaire du jour de la Saint-Antoine)
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